Love Letter, Seize Cartes de Pur Bonheur
La conception d’un jeu est un casse-tête que peu de monde arrive à débrouiller de manière totalement satisfaisante. Entre le jeu de l’oie revisité, l’austère « Cube en Bois¹ » à l’allemande et l’Ameritrash² impossible à ranger, c’est bien souvent la surenchère qui prime : toujours plus de design, de règles, de matériel… mais pas toujours plus d’intérêts. Heureusement pour nous, pauvres joueurs bien souvent perdu au milieu d’une marée de nouveautés, une singulière petite pépite venue du Japon vient à point nommé nous sauver de la noyade et nous changer un peu d’air. Et Love Letter réussit cet exploit en seize cartes seulement.
L’accroche de Love Letter est aussi limpide que son nom : de jeunes courtisans amoureux (et rivaux) doivent faire parvenir leur déclaration écrite à une inaccessible princesse. Pour ce faire, ils devront confier leur précieuse missive à des intermédiaires vivant dans l’entourage de leur amoureuse, tout en veillant à rester le plus discret possible. Comme vous pouvez les constater, tout ceci est très fleur bleue (voire carrément mièvre pour les plus cyniques d’entre-nous) mais a le mérite d’être parlant au plus grand nombre. Encore faut-il que les règles ne laissent personne sur le côté de la route.
Love Letter réussit un sans-faute dans ce domaine avec des mécaniques de jeu d’une simplicité et d’une fluidité exemplaires. Chaque joueur possède une carte en main ; au début de son tour il en pioche une autre et joue l’une des deux, en appliquant son éventuel pouvoir. Avec seulement seize cartes réparties en huit types différents, autant dire que seuls les plus distraits mettront plus d’une manche pour s’y retrouver. Une manche se termine quand il ne reste plus qu’un joueur en lice ou quand la pioche est épuisée ; dans ce dernier cas, le joueur avec la carte la plus forte l’emporte. Une partie se joue en quatre manches gagnantes.
Avec aussi peu de règles et de matériel, on pourrait redouter un manque de variété de la part de Love Letter. Pourtant les parties s’enchaînent sans que l’on ait un sentiment de redondance trop prononcé grâce à l’aspect très tactique du jeu : on sait toujours plus ou moins ce qui a été joué (ou pas) et ce qui risque de nous arriver. Mais aucune certitude ne peut s’installer car une carte est écartée secrètement du paquet au début de la manche, ce qui laisse la place au bluff. Vous l’aurez compris par vous même, Love Letter joue sur les mêmes ressorts que le poker tout en limitant au maximum ses lourdeurs.
Rares sont les jeux qui arrivent à séduire à la fois les passionnés de jeux de sociétés modernes et les novices en la matière. Love Letter réussit cet exploit haut la main en proposant des mécaniques simples, efficaces et plus profondes que leur accessibilité ne le laisse présumer. Le seul reproche que l’on pourrait faire au jeu de Kanai Seiji est sa thématique romantique, qui peut laisser certains de marbre. Mais des joueurs bricoleurs et imaginatifs réussiront sans aucun mal à donner une coloration plus personnelle à Love Letter, ce que des fans créatifs n’ont pas manqué de faire depuis belle lurette…
Love Letter est un jeu de cartes de Kanai Seiji, édité en français par Filosofia Editions. Cette chronique a été réalisée avec des visuels de l’Edition Kanai, qui reprend les illustrations originales japonaises.
¹ Cube en Bois ou Kubenbois: désigne les jeux de sociétés aux règles très techniques et au matériel très simple dont les allemands furent longtemps les grands spécialistes; jeux aux thématiques qui relèvent souvent de l’accessoire ² Ameritrash: désigne les jeux de société au matériel très conséquent et soigné, bien souvent sans rapport avec la complexité des règles; comme son nom l’indique, ce style de jeu nous viens tout droit des Etats-Unis