Review de Engrenages

Le monde de la série policière française n’a pas forcément d’effet retentissant dans nos contrées, la simple évocation d’une fiction à base de flics « à la française » nous ramenant sempiternellement à des « références » telles que Julie Lescaut, Les Cordier Juge & Flic ou Commissaire Moulin. Et pourtant, notre pays regorge de productions télévisuelles « flicardes », mais les « bonnes » séries de ce type ne se comptent pas par dizaines. Les quelques visionnages de fictions comme R.I.S. Police Scientifique ou Profilage (« PROFILAGE » ? SERIOUSLY ??) n’encouragent pas forcément à se lancer dans « l’aventure » des séries policières, avec des acteurs en dessous de tout, une réalisation pataude, des histoires chiantes comme la pluie bien trop calquées sur leurs modèles américains qui, de leurs côtés, à mon avis, prolifèrent déjà beaucoup trop.

Alors, quand Canal + décide de produire une série policière et d’y mettre les moyens, notre curiosité est forcément titillée. Et ça marche, Engrenages en est la preuve.

Engrenages, Juge(s) et Flic(s)

La série met en avant le quotidien de la 2ème DPJ (Département de la Police Judiciaire) et de l’équipe dirigée par Laure Berthaud (Caroline Proust), avec ses 2 lieutenants, les commissaires Gilles « Gilou » Escoffier (Thierry Godard) et Luc « Tintin » Fromentin (Fred Bianconi). Avec toute leur équipe ces personnages devront travailler avec la justice française, représentée par divers intervenants de l’environnement juridique, notamment: Joséphine Karlsson (Audrey Fleurot), avocate, Pierre Clément (Grégory Fitoussi), substitut du procureur (puis avocat), et enfin le juge d’instruction François Roban (Philippe Duclos).

Plus que se focaliser sur les modus operandi des divers criminels dont ils auront à s’occuper, Engrenages va surtout s’intéresser à la vie de ces flics et juges voyant leurs métiers comme une raison de vivre. Car la série met en avant des personnages omnibulés par leur job, que ce soit Laure Berthaud, capitaine électrique de sa section de la PJ, qui prendra certaines affaires à coeur, notamment celle du « Boucher de la Villette » dans la saison 3, ou encore Roban, juge d’instruction quasiment infaillible souhaitant à tout prix rendre la justice, la VRAIE justice, avec abnégation sans plier sous les menaces de ses supérieurs.

Au fil des saisons, on s’accroche de plus en plus à ces personnages, à leurs doutes, à leurs errements, mais aussi à leur évolution. Joséphine Karlsson, avocate à la morale douteuse, plus attirée par le fric que la réelle justice est au départ est une belle enflure, mais révélera une certaine fragilité et gagnera pas mal d’estime auprès de ses connaissances, que ce soit Laure Berthaud ou Pierre Clément. On peut aussi citer « Gilou », flic aux méthodes et relations plus que troubles, véritable déchet au début de la série, mais évoluant de façon positive au fur et à mesure des saisons, jusqu’à devenir un soutien moral pour Laure.

En parlant des personnages, il faut mettre en avant la qualité de l’interprétation dans Engrenages. Caroline Proust est sidérante dans le rôle de cette flic à la limite de la rupture, prête à tout pour arriver à ses fins, quitte à enfreindre allègrement la loi. On croit aussi au rôle de Grégory Fitoussi et à la candeur que renvoie son personnage de substitut du procureur ayant une vision de la justice un peu trop édulcorée. A noter qu’il interprétait le rôle de Benjamin dans Sous le Soleil. On constate la belle évolution.

Mais s’il fallait sélectionner un acteur dans les 6 principaux, je choisirai sans hésiter Philippe Duclos. Je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam cet acteur et ce serait un euphémisme de dire que son personnage du juge Roban est une des plus belles choses qu’il ait pu arriver à Engrenages. Interprétant à merveille ce rôle de juge impartial, sorte de loup solitaire devant sans cesse batailler et ruser afin de rendre justice de la façon la plus juste qui soit, selon qu’il la conçoit. Duclos a mis en place un personnage saisissant, limite hypnotisant avec cette gestuelle si particulière, cette façon d’utiliser ses longs doigts et son corps longiligne lors d’entretiens avec des accusés ou lors de perquisitions chez des suspects.

Avec ce casting quasi parfait, il est dommage que les seconds rôles soient, au contraire, assez mal traités. Par exemple, le département de Berthaud utilisera à chaque saison des stagiaires ou jeunes recrues qui n’apparaîtront pas la saison suivante. Mais c’est aussi vrai dans l’autre sens, des personnages dont on a besoin pour une « filoche » (filature), qui apparaissent subitement alors qu’on ne les avait jamais vus auparavant.

Un scénario… à engrenages

Bien entendu, si Engrenages ne se focalisait QUE sur ses personnages, au bout de 5 saisons, on aurait vite fait le tour. Non, la série a aussi pour elle des scénarios passionnants.

On voit bien que les 2 premières saisons, concernant cet aspect de l’écriture, se cherchent un peu. La saison 1 multiplie les enquêtes, et la saison 2 commence à se focaliser un peu plus sur une enquête principale,  en l’occurrence celle du « barbecue » (avec la découverte de l’acteur Reda Kateb en « Mister Aziz »).

Mais c’est avec la saison 3 que Engrenages prend le virage « thriller » avec ce récit sur le « Boucher de la Villette », ce tueur lacérant et éviscérant ses victimes d’une façon méthodique. On retrouve là un peu l’esprit d’un Seven, mais sans bien sûr l’aura de son illustre modèle. Et même si les saisons 4 et 5 reprennent une ambiance un peu plus « affaire de moeurs », on sent que le palier de la saison 3 a permis de donner une autre dimension à cette série.

Engrenages porte bien son nom car les emberlificotements scénaristiques impliquent généralement tous les acteurs de la loi, du Préfet de Police au « simple » avocat, en passant par le procureur ou le patron de la section criminelle (le commissaire Brémont interprété par l’excellent Bruno Debrandt). Une décision prise par le juge d’instruction peut avoir des conséquences jusqu’au sommet de l’état et entraîner de nouvelles conséquences pour les personnes trempées dans telle ou telle affaire.

On est d’ailleurs assez sidéré de voir quel regard est apporté à l’administration judiciaire française. Jeux de pouvoir et de pression, magouilles et respect de la loi de façon biaisée… C’est une vision assez démoralisante des institutions devant faire respecter la loi qu’Engrenages nous livre et qui est à bien des lieux de ce que pourrait nous montrer, par exemple, des séries beaucoup plus « aseptisées » comme C.S.I. ou Law & Order.

La série de Canal + se veut ancrée dans la réalité, n’hésitant pas d’ailleurs à intégrer à son scénario des événements relatifs au bouleversement de nos institutions judiciaires et policières, que ce soit le débat sur la suppression du juge d’instruction ou la réforme de la garde à vue qui sera notamment un des points centraux de la saison 4, entravant régulièrement le travail de Berthaud et de ses hommes.

Ce rapport au réel se retrouve sur les scènes de crime en elles-mêmes. Plutôt que d’arriver avec leurs grands sabots et leurs lunettes de soleil comme le feraient un certain Horatio Caine dans C.S.I. Miami, l’équipe de la DPJ respecte scrupuleusement sa zone d’intervention. Elle ne procède généralement à aucun relevé, le capitaine Berthaud n’effectuant « simplement » qu’un état des lieux en procédant à une analyse visuelle du corps. Le reste est laissé à l’équipe scientifique qui s’occupera de relever empreintes et adn.

Cette rigueur dans la procédure est en partie dûe à l’intervention d’anciens ou actuels membres des forces de police et de l’administration judiciaire dans le processus d’écriture de la série. Que ce soit Eric de Barahir, commissaire de police ou le juge Thiel, tout ce petit monde collabore avec Anne Landois, le showrunner, afin de donner à Engrenages la caution « réalistique » qu’elle se doit de proposer.

Engrenages n’est pas une série parfaite, le traitement de tous les personnages (il y en a une multitude !) n’est pas forcément optimal et les dernières minutes de chaque saison sont généralement expédiées de façon bien trop brutale (la fin de la saison 5 est bien trop « What The Fuck »). Mais elle sort son  épingle du jeu dans bien d’autres domaines, que ce soit au niveau des scénarios tortueux, intelligemment écrits, au niveau des personnages principaux mis en avant par de fantastiques acteurs, au niveau d’une retranscription toujours plus saisissante et froide de la justice française.

Une série policière ancrée dans le réel qui nous scotche de bout en bout, qui nous passionne et prouve au monde que oui, la série de flic « à la française » n’est pas morte et que certaines productions évitent les écueils que l’on reproche généralement à d’autres fictions policières franchouillardes. D’ailleurs, Engrenages s’exporte bien. Australie, Grande Bretagne, Japon et même les Etats-Unis avec Netflix – qui avait acheté les 4 premières saisons– sont friands des aventures « flico-juridiques » de nos héros.

 Engrenages est une série en 5 saisons diffusée produite et diffusée pour la première fois par et sur Canal + en 2005.