Pourtant publié par le géant Square Enix, Forgotton Anne est sorti il y a peu dans l’obscurité de la jungle des jeux narratifs. Un tort, puisque le jeu développé par le tout jeune studio de ThroughLine Games n’est point avare en qualités. Avec sa belle 2.5D dont la direction artistique s’inspire des plus beaux animés japonais, Forgotton Anne nous plonge dans un monde au charme enchanteur et à la douce poésie.

Tiens, une chaussette.

A la recherche de la chaussette perdue !

Au long de notre vie peut s’abattre, à tout moment sur notre trogne, un terrible malheur. Pour certains ce sera la perte d’un être cher ; d’autres voient leur vie basculer au gré d’un licenciement ; enfin, pour une grande partie d’entre nous, il s’agira tout simplement de paumer une chaussette. Faut dire qu’elle a de l’importance cette chaussette ! Elle nous regarde grandir avec une tendresse laineuse ; elle s’amuse lorsqu’on la chatouille maladroitement avec notre gros orteil à la peau transpirante ; mais surtout, elle n’hésite pas à sacrifier la douceur de son tissu pour nous accompagner dans nos expériences corporelles les plus douteuses et sordides. Et ça, je peux vous dire que ça crée du lien ! Alors quand cette fameuse chaussette vient à disparaître au fin fond du triangle des Bermudes que représentent notre lit, notre armoire et notre table de chevet, elle laisse derrière elle non seulement une jumelle de fibre éplorée, mais aussi un humain au cœur lourd. Ce que l’on ne sait pas en revanche, c’est dans quel foutu monde passe notre regrettée chaussette, et c’est cela dont Forgotton Anne va se faire un plaisir de nous narrer.

Le monde des Oublions ne manque pas de charme.

Dans Forgotton Anne, les objets oubliés – aussi appelés oublions – tombent au sein des Terres Oubliées ; un monde parallèle à celui des Hommes, où chaussettes, téléviseurs et parapluies gagnent une conscience tout ce qu’il y a de plus humaine, grâce à l’impulsion d’une énergie mystérieuse : l’Anima. Sauf qu’en gagnant une âme, les objets héritent aussi d’angoisses plus profondes, qui vont les pousser à vouloir regagner leur monde d’origine et retrouver une existence servile auprès de l’espèce humaine. Pour ce faire, ils sont dirigés par les deux seuls Hommes des Terres Oubliées : Maître Bonku, un tyran au regard bienveillant, et son bras armé, l’impétueuse et caractérielle Anne, aussi l’héroïne de ce conte interactif.

Certains personnages secondaires sont haut en couleur ; dommage qu’ils soient sous-exploités

Il est dur pour moi d’en dire plus sans vous gâcher le goût de la découverte de Forgotton Anne, qui présente une histoire où les rebondissements sont tout de même légions ; une histoire qui emprunte tant aux animés japonais (que celui qui pense au studio Ghibli lève la main) qu’à des œuvres littéraires plus dystopiques comme le célèbre 1984 de George Orwell. C’est donc sur fond de lutte contre un pouvoir autoritaire que Forgotton Anne raconte la destinée de personnages extravagants, abandonnés par une société humaine mouvante et insaisissable. Comme chaque protagoniste, Anne est elle aussi en quête d’une place dans ce monde nouveau. Ce conflit identitaire se traduit chez la jeune femme par une perpétuelle colère qui chatouille ses cordes vocales, rendue convaincante par un voice-acting (anglais) général de grande qualité.

La radio locale des Terres Oubliées, animée par… une radio

Libre au joueur ensuite, selon les répliques que propose le jeu, d’apaiser l’agressivité qui se dégage d’Anne, ou, au contraire, de la maintenir dans un état d’esprit plus sanguin qui lui permet d’exprimer toute son impulsivité. Bien évidemment, chaque dialogue aura un impact sur le déroulement du scénario mais aussi sur le monde qui nous entoure. Si certains choix auront des conséquences faciles à anticiper, d’autres se font plus subtilement et en douceur, sans même que le joueur en ait réellement conscience. Le tout est servi par une écriture globalement efficace, mais qui tombe, hélas, parfois maladroitement dans une grandiloquence malvenue, ou alors dans une candeur un peu clichée.

Vos choix auront des conséquences

Cette maladresse d’écriture peut se retrouver dans le développement même du scénario de Forgotton Anne, dont il ne faudra pas s’appeler Einstein pour en deviner les twists, tous affreusement prévisibles. Néanmoins, si l’on ose mordiller un morceau du soft, nos papilles peuvent vite être envahies par une belle saveur onirique où la contemplation remplace les mots. L’œil est ainsi rapidement touché par la justesse des décors à l’ambiance Steampunk, où chaque plan fourmillant de détails est mis en valeur par un graphisme fin – digne des plus beaux dessins animés – et une caméra dynamique qui s’accompagne d’une bande-son orchestrée avec majesté. Les dév’ de Forgotton Anne ont réussi à créer un univers incroyablement crédible, où les objets censés nous entourer au quotidien prennent vie avec justesse, grâce à un chara-design fouillé qui ne manque pas d’aménité. La seule fausse note va aux deux personnages humains, dont les portraits me semblent grossièrement esquissés.

Visuellement parlant, Bonku n’est clairement pas le personnage le plus réussi

Un gameplay brinquebalant

S’il est maintenant clair que les gars de chez ThroughLine Games gèrent tout l’aspect cinématographique de leur bijou, les choses ont tendance à se compliquer pour la section Gameplay. Anne se déplace dans un univers en 2.5D ; c’est-à-dire qu’en plus de bouger vers la droite ou la gauche de l’écran, elle peut aussi se mouvoir en utilisant la profondeur d’un champ, pour y découvrir un nouveau lieu et/ou progresser dans son aventure. Concrètement, il n’y a pas grand-chose à redire sur le Level Design, confectionné avec une subtile intelligence. C’est surtout lorsque Anne doit sauter de plate-forme en plate-forme, ou utiliser ses ailes mécaniques pour atteindre une surface surélevée, que quelques molaires risquent de grincer d’agacement. Ces phases mettent en exergue une rigidité éreintante dans les déplacements de l’héroïne ; il ne sera donc pas rare de se vautrer et d’avoir à recommencer une série de sauts barbants depuis le début.

Des rencontres cocasses

Tout aussi redondantes, les énigmes qui émaillent le jeu apportent peu. Ici, Anne peut utiliser l’Anima grâce à un dispositif magique : l’Arca. En plus d’aspirer l’âme des Oublions malveillants, l’Arca permet de contrôler leviers, machines et autres appareils électriques pour avancer. Si les premiers casse-têtes servent bien l’équilibre de Forgotton Anne en variant les plaisirs, leur répétitivité les rend rapidement trop fades pour être intéressants. C’est d’autant plus décevant car ceux-ci s’imbriquent avec perfection dans le rythme de l’aventure.

Un exemple de puzzle

Au final, ça donne quoi ?

Malgré ses défauts, il serait dommage de passer à côté de Forgotton Anne. Certes, sa rigidité préhistorique pourrait en rebuter plus d’un et son scénario, classique au possible, n’invente rien. Pourtant, ceux qui s’attarderont sur ce dessin animé interactif, y découvriront une véritable lettre d’amour au cinéma japonais. Car n’est-ce pas dans la simplicité et dans l’imperfection que l’on contemple la plus belle des poésies ? Humblement et tendrement, Forgotton Anne vous tend la main pour vous entraîner dans son imaginaire doux et chaleureux, dont on ressort obligatoirement avec un petit sourire en coin.

Les plus : Superbe direction artistique / Une bande-son très juste / L’univers étrangement cohérent / Le pitch de départ franchement cool / La mise en scène cinématographique / L’atmosphère qui s’en dégage

Les moins : Les déplacements de l’héroïne trop rigides / Le Gameplay n’est pas une franche réussite / Un scénario trop prévisible

Fiche du jeu

Titre : Forgotton Anne
Style : Jeu d’aventure narratif
Développeur : ThroughLine Games (Danemark) 
Éditeur : Square Enix Collective
Sortie : le 15 mai 2018
Plateformes : PC ; Playstation 4 ; Xbox One
Prix : 19.99€ sur PC
Langues : textes en français et voix en anglais
Site officiel : https://www.forgottonanne.com/
Informations à jour au 7 juin 2018

Jeu terminé sur PC en environ 7 heures. Jeu offert pour test.